Nous n'avions probablement pas tous la même définition de ce qu'était une personne libre. Celle de Kartendark devait grandement variée de celle de notre royaume et des autres pays d'ailleurs. Ermaëlle s'estimait chanceuse vis à vis d'autres esclaves et selon ses dires, elle avait probablement raison. Mais nous ne partagions pas son avis parce que nous nous contentions généralement de comparer seulement l'esclavage et la liberté. Il était difficile, pour quelqu'un né en pays libre, de concevoir autrement l'esclavage comme de la barbarie pure et dure.
Elle répondit ensuite à la seconde question de Père. Sa réponse ne me surprenait guère. Et j'espérais que ce petit interrogatoire de la part de mon géniteur ne la mettait pas trop mal à l'aise. Mais elle répondait bien et sans tremblement. Sa gêne avait l'air de disparaître au fil des secondes qu'elle passait dans cette maison. Elle retrouva rapidement un semblant d'elle-même. Sans être parfaitement détendue, elle avait su trouver une certaine aisance. Et elle ne craignait visiblement pas de trop en dire. Au moins, on ne pouvait pas reprocher sa franchise. Elle s'était lancée dans un discours tout ce qu'il y avait de plus honnête et c'était sûrement ce que Père attendait de sa question.
- Vous n'êtes visiblement pas doué pour vous mettre en valeur, répondit-il à la fin des paroles de l'ancienne esclave.
Je l'avais remarqué moi aussi, que Ermaëlle, en raison de son ancienne vie, n'avait pas vraiment gagné en assurance ni même en estime de soi. Mon regard passa sur chacune des personnes ici présentes alors que Père poursuivait :
- Je suis un maître d'arme. Pas un maître de la mort. J'enseigne l'art du combat, le maniement des armes, mais certainement pas le meurtre. Cela dit, je conçois votre vision des choses et vous remercie d'avance d'un tel respect de mon enseignement.
Il était clair que Père ne voulait pas apprendre à d'autres à tuer. Ce n'était pas son but et il n'apprécierait pas que son enseignement serve à ça. Du moins, pas à tuer sans véritable justice et raison. D'où ce petit test avant toute décision, afin de s'assurer qu'il n'avait pas un futur assassin ou personne de mauvaise augure sous son toit. Il avait le choix difficile et ne prenait que ceux qui étaient réellement de bonnes volontés. Je ne doutais pas un seul instant que beaucoup de personne se soient cassées les dents à lui demander ses services.
- Soit, fit-il, nous essayerons de découvrir ensemble si vous êtes digne ou non. J'accepte d'être votre maître jeune fille.
Ermaëlle sentit le sang lui monter aux joues, en même temps que sa gêne se faisait plus présente. La jeune femme porta à nouveau sa tasse à ses lèvres, tentant de masquer ainsi de cacher ses rougeurs. L'homme avait raison. Se mettre en valeur n'était pas son fort. Une marque laissée par sa condition d'esclave, sans doute. Dans la mesure du possible, les maîtres ne mettaient pas en valeur leurs esclaves. C'était même le contraire. Une personne avec peu de confiance en elle avait beaucoup moins de chance de se révolter qu'une qui avait une connaissance parfaite de ses capacités et des manières de les mettre en pratique.
« Il semblerait... concéda la jeune femme, en éloignant sa tasse de ses lèvres. Une esclave qui a conscience de sa valeur n'est pas une bonne esclave... »
Les choses changeraient peut-être un jour. Ou non. Ermaëlle était dans cet état d'esprit depuis toujours, selon elle. Un esclave était remplaçable. Il n'était qu'un objet parmi tant d'autres et son existence n'avait de valeur que celle que son maître souhaitait lui donner. En partant de ce principe, avoir conscience de sa valeur personnelle était très complexe, si ce n'est impossible. Pour dire vrai, l'ancienne esclave n'avait pris conscience de la réalité ses compétences qu'auprès de son maître-enlumineur. Confiance en ses compétences que son maître noble s'était empressé de détruire dès qu'il en avait eu l'occasion...
Le père d'Ásmundr semblait partager sa vision des choses. Du moins, leurs points de vue semblaient concorder sur certaines choses. Mais Ermaëlle ne pourrait pas en savoir plus tout de suite. Il n'empêche, c'était déjà un bon point. La jeune femme porta à nouveau sa tasse à ses lèvres. Quand l'homme reprit la parole, l'ancienne esclave faillit s'étrangler une nouvelle fois. Par précaution, Ermaëlle reposa sa tasse, jurant de ne plus y toucher avant la fin de la discussion. Ses oreilles devaient lui jouer un mauvais tour... Ce n'était pas possible autrement...
« Je... Je... Vous... Vous... Vous en êtes certain ? Quand... Quand voulez-vous que nous commencions ? » bégaya Ermaëlle, sans trop savoir ce qu'elle disait.
Ermaëlle se tut et baissa les yeux, aussi honteuse que gênée. Elle ne s'attendait pas à ce que le père d'Ásmundr accepte de la prendre sous son aile, même pour un essai. A présent, il lui était impossible de masquer la rougeur de ses joues. L'ancienne esclave tâcha de se calmer et de mettre de l'ordre dans ses pensées. Il fallait qu'elle se montre à la hauteur, à présent. Si la jeune femme avait des compétences dans le domaine littéraire, pour ce qui était des armes... La situation était tout autre. La jeune femme avait tout à apprendre, et en avait parfaitement conscience. C'était ce fait qui rendait la situation si effrayante.
« J'en oublie les bonnes manières. reprit la jeune femme, les joues toujours légèrement empourprées. Merci beaucoup. J'espère que vous ne regretterez pas votre choix et que je serais digne de tout ce que vous voudrez m'apprendre. »
Ermaëlle tenta de se rassurer. Apprendre n'était pas un problème pour elle. Elle aimait apprendre. Du moins, la théorie ne lui poserait sûrement pas de problème. Pour ce qui était de la pratique... C'était là que tout se compliquerait. L'ancienne esclave ne savait même pas si ses jambes seraient capables de la porter si par malheur un combat se prolongeait de trop ou si son adversaire réussissait à les atteindre. Ermaëlle se promit d'en parler le plus tôt possible. Il fallait prendre ce point en compte, s'équiper et s'entraîner en conséquence.
D'autant plus que les Kartendarkors ne devaient pas donner d'office beaucoup de valeur aux esclaves de toute manière, me dis-je en suivant la conversation entre Père et Ermaëlle. Il était triste de penser que tout ceci étaient les affaires d'un autre pays et que nous n'avions pas notre mot à dire. Que chacun se débrouille entre autre. Et ça, c'était des choses qui ne changeront probablement jamais. Moi-même n'avais pas mon mot à dire. La caste des Gardiens était uniquement pour Hetenlaüd. Nous avions pour mission de protéger les derniers Laüds de notre monde et pour cela, hors de question de les "partager".
Une fois n'était pas coutume, Ermaëlle peinait à croire ce qu'on lui disait, surtout quand Père lui déclara qu'il avait pris sa décision de la prendre pour élève. Mon regard s'attarda sur elle alors qu'elle n'en revenait visiblement pas. Pour ça aussi, elle apprendra à croire ce qu'on lui disait et à faire confiance aux autres. Son malaise la reprit alors qu'elle se mit à douter et à bégayer. Je ne pouvais qu'espérer que les enseignements de Père l'aiderait aussi à combler ses lacunes dans ce domaine. L'ancien guerrier exprima un sourire en l'écoutant avant de lui répondre :
- Bien évidemment que j'en suis certain. Etre sûr de soi est un atout majeur pour un combattant.
Je ne le savais que trop bien. Quand on vouait sa vie à se battre, on ne pouvait se permettre de douter. La moindre hésitation pouvait être fatale dans un combat.
- Puisqu'il en est ainsi, nous commencerons demain, aux premiers lueurs du jour et tous les jours de même jusqu'à la fin.
Au moins, voilà une bonne chose de faite. Je n'avais pas de soucis à me faire en sachant la jeune femme entre les mains de mon propre père. Je comptais sur sa détermination visible pour tirer meilleur parti de cet enseignement qui changera, je l'espère, sa vie. Qui fera d'elle ce qu'elle voudra être, à savoir une femme libre. Rien ne disait que ça serait facile. J'en doutais grandement même. Mais elle avait clairement de la volonté, et de la force en elle. J'étais persuadée qu'elle y arrivera. J'achevais ma tasse tandis que l'ancienne esclave remerciait Père pour son acceptation.
- Eh bien, fit Père d'un ton amical, à vous de ne pas me le faire regretter dans ce cas.
Ainsi, Ermaëlle partait avec un handicap de plus... Ses jambes lui causaient déjà quelques désagréments, et maintenant ça... La jeune femme eut l'impression qu'on portait un coup à son moral. D'un autre côté... Il ne fallait pas voir cela comme un échec, mais plutôt comme une autre chose à apprendre. Un pas à faire en plus des autres. Soit, l'ancienne esclave l'acceptait. Elle apprendrait à être sûre d'elle, à avoir confiance en elle. Un pas après l'autre.
« J'ai beaucoup à apprendre, il semblerait. » commenta Ermaëlle, un discret sourire aux lèvres.
Demain, aux premières lueurs du jour. Ermaëlle s'en souviendrait. Cela n'entrait pas en désaccord avec ses autres activités, étant donné qu'elle travaillait l'après-midi la plupart du temps. Les jours où il en serait autrement... La jeune femme s'arrangerait. Elle allait y arriver. Elle le devait. Elle travaillerait plus à autre moment pour compenser, voilà tout. Cela ne la dérangeait pas. Même, cela l'arrangeait d'une certaine façon. La jeune femme ne devait pas délaisser ses enluminures et ses recherches en suspens. Ce n'était pas le but. Concilier le tout ne devait pas être impossible. Il lui faudrait juste quelques temps pour s'adapter, voilà tout.
« Demain aux premières lueurs du jour... répéta la jeune femme. Comptez sur moi. J'y serais. Vous ne le regretterez pas. Je ferais tout pour que ça ne soit pas le cas. » affirma-t-elle.
Ermaëlle ne savait pas à quoi s'attendre mais... Elle avait hâte d'y être, d'une certaine façon. Bien sûr, cela ne serait pas simple mais... La jeune femme se disait qu'avec un peu de volonté, il ne lui serait pas impossible d'atteindre son but. D'un autre côté, l'ancienne esclave serait déjà bien heureuse de réussir à soulever une épée sans la trouver trop lourde pour elle. La jeune femme se souvenait encore très bien de la première fois qu'elle avait tenu une lame. Rien de bien glorieux, il fallait l'avouer. Mieux valait oublier ce moment, et se dire qu'elle n'avait encore jamais utilisé d'arme. Elle reprenait tout de zéro. Demain serait un nouveau jour...
Père hocha la tête en gardant le sourire aux propos d'Ermaëlle. Voilà qui allait faire à la jeune femme un programme de journée bien chargé car je savais qu'elle avait d'autres responsabilité dans la ville. Mais bon, je me disais qu'elle savait de toute manière ce qu'elle faisait et c'était à elle de gérer ses emplois du temps après tout. Il était temps désormais de prendre congé. J'avais encore beaucoup à faire et Ermaëlle aussi sans doute. Mère nous raccompagna avec Syrià jusqu'à la porte de la résidence. Devant l'ouverture du battant, Dementör redressa la tête alors que bon nombre de personnes désormais dans les rues avaient les yeux rivés sur le Laüd. Les entraînements de l'ancienne esclave se feront ici même, dans le domaine de la famille, qui possédait un terrain adéquate derrière la demeure, inaccessible à l'oeil d'ici, car il fallait faire le tour. C'était un ajout dans la cour arrière d'un bâtiment supplémentaire pour se faire depuis que Père a changé de voie.
Ermaëlle et moi, après un dernier salut aux deux femmes, longions à nouveau le sentier dallé jusqu'au portail où le Laüd nous attendait. Enfin, m'attendait surtout. J'avais toujours le livre que la jeune femme m'avait confié et il était temps de rentrer au Panlaüd pour en savoir d'avantage à son sujet. En quittant le domaine, Dementör amena son bec jusqu'à ma hauteur. J'espérais que nous n'avions pas été trop long pour lui quoi qu'il était d'une grande patience. Finalement, je me tournais vers la jeune femme.
- Eh bien, je me réjouie de vous savoir désormais entre de bonnes mains. J'espère que vous en serez satisfaite et que tout ceci ne vous a pas trop...chamboulé. J'aurais peut-être dû prévenir.
Je jetais un coup d'oeil à la vaste demeure avant de reposer mon regard sur l'ancienne esclave.
- Que vos prochains jours vous soit bénéfiques. Pour ma part, je tiendrais parole vis à vis de cet ouvrage et vous promet de le protéger.
Sur ce, je fis volte-face vers le Laüd et entreprit de grimper jusqu'à son dos. Une tâche qui devait paraître tout aussi délicate que d'en descendre, si ce n'est plus. Mais la créature se baissa instinctivement pour rendre le geste pour aisé. Après quoi, il se redressa de toute sa hauteur.
- Prenez soin de vous.
L'animal s'éloigna d'elle. Trop proche des maisons et des habitants pour prendre son envol, il se contenta de marcher jusqu'à la place la plus proche du quartier, imposant un passage parmi la foule. Lorsque le bon endroit fut trouver, il bondit finalement dans les airs en déployant ses ailes et prenant de plus en plus d'altitude jusqu'à ce que nous ne soyons plus qu'une ombre pour les observateurs de la terre.